À propos d’une traduction de Priscien

Entretien avec Marc Baratin.

Les éditions Vrin ont publié en mars 2018 un nouveau volume de la Grammaire de Priscien. Cette traduction du livre XVIII est, comme les autres de cette collection, réalisée par un collectif, le Groupe « Ars Grammatica » animé par Marc Baratin, que nous avons interrogé.

Christophe Hugot : Qui est Priscien et quel intérêt pouvons-nous porter à son Ars ?

Marc Baratin : Priscien était un Latin d’origine africaine installé à Constantinople au début du 6e siècle, à l’époque où l’empire byzantin se met en place, cependant que l’Italie est sous la domination des Ostrogoths. Il y disposait d’une chaire universitaire de grammaire latine, et s’adressait à de futurs hauts fonctionnaires de la chancellerie impériale, qui devaient être bilingues dans cette terre hellénophone où le grec s’affirmait comme langue de pouvoir et d’administration, mais où le latin disposait encore de positions puissantes comme langue de culture et langue du droit. Priscien est connu par plusieurs œuvres, dont la principale est une Grammaire (Ars grammatica), où il affirme la nécessité de renouveler la description de la grammaire latine en y introduisant les innovations les plus réentes de la grammaire grecque, et notamment l’analyse syntaxique. Ce traité se trouve ainsi à un carrefour historique, géographique et linguistique : historique parce qu’il est à la charnière du monde antique et du monde médiéval, géographique et linguistique parce que dans cet empire romain d’Orient il est à cheval sur les deux langues, et qu’en enseignant le latin en territoire hellénophone, il croise la grammaire de l’une et la grammaire de l’autre. Cette situation particulière fait de l’Ars de Priscien une œuvre majeure de l’Antiquité tardive. Le Moyen-Âge ne s’y est pas trompé : cette œuvre était présente dans tous les centres importants de la culture médiévale, de la fin du 6e au début du 16e siècle, à tel point qu’il en reste près de 800 manuscrits, chiffre énorme au regard des quelques unités dont on dispose le plus souvent pour des auteurs essentiels de l’Antiquité, et qui montre à quel point cette œuvre était considérée comme essentielle pour la connaissance du latin.

Ch. Hugot : Comment expliquer que les textes grammaticaux latins n’ont pas connu la même faveur que ceux des grammairiens grecs, et qu’en particulier ils ne furent pas traduits ?

M. Baratin : Les textes grammaticaux grecs sont très peu nombreux (mis à part des fragments ou des scholies, il ne reste que la Tekhnê attribuée à Denys le Thrace, et les œuvres d’Apollonius Dyscole), et ils ont été traduits récemment (en français dans les années 1990). Les textes latins sont plus nombreux, et parfois d’une grande complexité de structure (par exemple quand ils sont faits à partir d’éléments antérieurs assemblés en patchwork). Comme beaucoup de textes techniques, ils n’ont commencé que très tard à être traduits, parce que, jusqu’à une période récente, la langue n’était pas un obstacle pour ceux qui s’intéressaient à ce genre de textes. La situation actuelle n’est plus la même : la langue devient une barrière, qui rend nécessaire la traduction. Ce mouvement correspond donc à un besoin (on ne peut plus comprendre ces textes sans traduction), mais aussi à un intérêt nouveau pour la doctrine dont ces textes sont porteurs. Plusieurs raisons expliquent cet intérêt. J’en citerai trois. D’abord le développement de l’historiographie de la grammaire, Priscien représentant à l’extrême fin de l’Antiquité une synthèse et un renouvellement de la grammaire gréco-romaine, ainsi qu’une clé indispensable pour comprendre la grammaire à l’époque médiévale. Ensuite, la prise de conscience du fait que les analyses proposées dans ces textes ne sont pas seulement le balbutiement qui précède celles des Modernes, mais qu’elles comportent une part d’originalité, que les Modernes ont d’autant plus de mal à appréhender que cette part a précisément été abandonnée au fil du temps, au profit des analyses qui ont progressivement constitué la grammaire classique. Et en troisième lieu, l’attention portée aujourd’hui au bilinguisme dans l’Antiquité, qui est un des objectifs de l’enseignement de Priscien.

Ch. Hugot : La traduction proposée n’est pas individuelle mais celle d’un groupe. Pourquoi ce choix alors que, familier de cet auteur depuis plus de quarante ans, vous pouviez proposer votre propre traduction ?

M. Baratin : J’ai toujours été intéressé par le travail de groupe, et particulièrement pour la traduction, alors même que c’est une activité connue pour être très personnelle. En fait, la multiplicité des regards enrichit la compréhension du texte, et fluidifie la traduction, que la discussion permet d’oraliser pleinement.

Ch. Hugot : Concrètement, comment est réalisée une telle traduction collective, et quelles en sont les difficultés ?

M. Baratin : La difficulté d’une traduction collective, c’est qu’elle suppose que celui qui propose le « premier jet », la traduction initiale, la voie contester par d’autres. C’est une difficulté parce que, la traduction étant quelque chose de très personnel, certaines personnes ont tendance à prendre la discussion de leur proposition comme une atteinte personnelle. Pour avoir connu ce genre de situations, et cherché à surmonter cette difficulté, je propose moi-même la traduction initiale. Si les autres membres du groupe la discutent, j’y perds assurément en termes d’amour-propre d’auteur, mais ce déficit est compensé par le bon fonctionnement du groupe, que j’ai réuni pour qu’il élabore précisément une traduction collective. Je défends bien sûr mes propositions, mais je suis toujours intéressé par les arguments d’autrui, et de la discussion commune naît un consensus. Avec Frédérique Biville, Guillaume Bonnet, Bernard Colombat, Alessandro Garcea, Louis Holtz, Séverine Issaeva, Madeleine Keller, Diane Marchand et Jean Schneider, le groupe comporte non seulement des spécialistes de la linguistique des langues grecque et latine, mais également des textes grammaticaux antiques, grecs, latins et byzantins, et de l’histoire postérieure de la grammaire, médiévale et humaniste. La conjonction de ces différents regards fait de nos réunions bimensuelles un lieu de débats et d’échanges extrêmement fructueux.

Ch. Hugot : Le volume qui vient de paraître chez Vrin est la traduction du XVIIIe livre de l’Ars Priscani. De quoi parle t-il ?

M. Baratin : L’Ars de Priscien est formé de 18 livres et porte sur trois sujets principaux : la phonétique (voire la phonologie, les Anciens ont des positions très avancées dans ce domaine) dans le livre 1 et une partie du livre 2, la morphologie, du milieu du livre 2 au livre 16 (avec un développement selon la répartition en « parties du discours », nom, verbe, participe, pronom, préposition, adverbe, conjonction, avec pour chacun leurs caractéristiques principales, ce qui mord à l’occasion sur la sémantique), et enfin la syntaxe, dans les livres 17 et 18. Nous avons commencé par ce dernier sujet, la syntaxe, parce que c’est l’élément le plus nouveau dans cette Ars : l’analyse syntaxique était présente auparavant, mais limitée à des monographies, Priscien étant le premier à mettre en place le triptyque phonétique / morphologie / syntaxe. Notre premier volume a donc été consacré au livre 17. Ensuite nous avons voulu changer de perpective, et nous nous sommes consacrés aux invariables (prépositions, adverbes, conjonctions, livres 14, 15, 16). Le livre 18, notre troisième volume, achève l’analyse syntaxique. C’est le plus gros livre de l’Ars. Il porte essentiellement sur la syntaxe des cas et celle des modes, et se termine par un catalogue de constructions gréco-latines.

Ch. Hugot : Désormais, votre entreprise a publié trois volumes couvrant les livres XIV à XVIII. Quel sera le prochain livre traduit ?

M. Baratin : Le quatrième volume portera sur les parties du discours hybrides, c’est-à-dire le participe et le pronom (livres 11, 12, 13), qui tiennent du nom et du verbe : le participe en tant que forme nominale du verbe, le pronom en tant que forme nominale pourvue de la catégorie de la personne (caractéristique du verbe). Nous avons terminé la traduction et nous achevons la mise au point des notes. Il nous reste à rédiger l’introduction et à terminer les index. Nous espérons avoir terminé au début de 2019. Il nous restera alors, hormis la partie phonétique, tout ce qui concerne le nom et le verbe, soit les livres 1 à 10, qui représentent encore plus de la moitié de l’ensemble !

À propos …

Priscien, Grammaire, Livre XVIII. Syntaxe
Vrin, 2018.
552 pages
ISBN 978-2-7116-2773-8
L’ouvrage comporte une introduction générale, le texte latin accompagné des loci similes, une traduction annotée, une bibliographie sélective et des index.

Lire aussi sur Insula :

Citer ce billet

Christophe Hugot, « À propos d’une traduction de Priscien », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 19 juin 2018. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2018/06/19/a-propos-dune-traduction-de-priscien/>. Consulté le 19 March 2024.