D’exil en exil : l’Espagne moderne du point de vue des manuels espagnols de littérature grecque et latine (1784-1935)

« De exilio a exilio : la España moderna desde los manuales hispanos de literatura griega y latina (1784-1935) » est un texte de Francisco García Jurado, publié en novembre 2015 sur le blog « Reinventar la Antigüedad ». La traduction française inédite publiée sur « Insula » est réalisée par Céline Macke, étudiante en deuxième année du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.


Du 11 au 13 novembre 2015, l’Université Carlos III Almahisto a organisé le colloque international « El almacén de la Historia » (1700-1939), auquel Francisco García Jurado a été invité. Son intervention concernait le Catálogo razonado de manuales de literatura griega y latina (Catalogue raisonné des manuels de littérature grecque et latine) en développement depuis 2009 et qui, cette fois, a fait l’objet d’une lecture particulière : la considération de ces manuels comme le reflet de l’histoire moderne de l’Espagne. Comment quelques pauvres manuels scolaires peuvent être témoins de grands événements historiques ? C’est ce qui fait toute leur magie.

Lien vers le texte original : clasicos.hypotheses.org/1442

Echauri
Le Manual de Literatura Latina (manuel de littérature latine) d’Eustaquio Echauri, publié en 1928 sous la dictature de Primo de Rivera

On peut raconter l’Histoire sciemment et explicitement, mais cela peut parfois prendre des formes plus subtiles, surtout lorsqu’elle est implicite dans les récits. Je réalise depuis un moment maintenant que mes ouvrages de littérature classique, publiés entre la fin du XVIIIe siècle et les premières décennies du XXe siècle, racontent une HISTOIRE DOUBLE : celle qui se rapporte bien à nous, à savoir, la littérature classique, et une autre histoire qui dépend plutôt des circonstances de sa composition. Ce n’est pas un hasard si les jésuites expulsés qui vivaient en Italie, comme Mateo Aymerich, sont ceux qui ont rédigé les premières œuvres historiques de la littérature latine (1784) dans le cadre d’une discipline alors connue sous le nom de Historia Latinae Linguae ou Bibliothecae Latinae. Ce travail a été peu connu (et reconnu) par les érudits qui, déjà en Espagne, s’efforçaient de combler le vide académique laissé par ces jésuites en faveur à Carlos III et Carlos IV. La première Bibliotheca Latina proprement dite à avoir été publiée en Espagne est le Compendiaria via in Latium (1792) de Casto González Emeritense, né Fray Vicente Navas. Une vague d’érudition latine, timide et tardive, a touché l’Espagne au cours du XVIIIe siècle, principalement initiée par des auteurs de l’Europe protestante. En définitive, ce qu’on appelle l’Histoire littéraire laissait finalement derrière elle les modèles du Ratio studiorum. Cependant, cette vague novatrice timide a été interrompue par les guerres et le règne de Fernando VII. L’Histoire était dangereuse, mais pointait du doigt les changements, contrairement à l’immobilisme, et il fallut attendre l’arrivée du libéralisme modéré, sous Isabel II, pour rendre ces approches historiques officielles.

Dans la discipline appelée « perfectionnement du latin », l’explication historique a été imposée à la partie pratique de traduction et d’imitation. Cela est essentiellement dû aux nouvelles lois du directeur général de l’instruction publique, Antonio Gil de Zárate, plus préoccupé par la création de bons fonctionnaires avec un minimum de compétences en littérature latine que de véritables humanistes. Il existe aussi un paradoxe pour le moins surprenant : celui de la littérature latine, considérée comme un modèle d’excellence, subissant l’influence des nouvelles approches romantiques de la littérature. Ainsi, les premiers manuels de littérature classique modernes sont devenus une alternative à l’ancienne discipline de perfectionnement du latin. L’empreinte de la France se retrouve dans ces nouvelles œuvres.

La chute d’Isabel II en 1868 a précipité une nouvelle étape, celle de la Restauration. Au cœur du petit monde des manuels scolaires, on remarquait la création d’un récit libéral unique de la littérature classique, avec l’accent sur la liberté d’expression mis par des auteurs comme Aristophane et Plaute, le goût pour Epicure et Lucrèce, figures matérialistes qui venaient à être comparées à Darwin lui-même (Mónica de Almeida commence d’ailleurs sa thèse de doctorat par ce sujet), ou le rejet de toutes les formes de tyrannie, comme celle incarnée par Jules César. Naturellement, les conservateurs s’exprimaient sur de tels manuels, condamnant le paganisme et « le sensualisme grossier » de leurs auteurs. Toutefois, les premiers manuels à empreinte positiviste sont rapidement apparus, notamment sous l’influence allemande, après la guerre franco-prussienne de 1870. Un climat d’inquiétude faisait son apparition à cause de la réforme sur l’éducation et les sciences, et de telles craintes ont touché les manuels de littérature classique, en particulier l’adaptation exemplaire que González Garbín a faite de Teuffel. Il en a résulté la traduction des premiers manuels allemands.

Avec Alfonso XIII et le changement de siècle, le positivisme va être désormais opposé à l’approche idéaliste et esthétique de la littérature proposée, entre autres, par le philosophe Benedetto Croce : plus esthétique et moins historique. On note aussi un regain d’intérêt pour la traduction de nouveaux manuels, en faveur de certaines collections littéraires, comme « La España Moderna » ou « Labor » (dont les ouvrages examinent idéalement le projet de renouveau culturel de la République de Weimar), et un groupe surprenant de manuels est publié entre 1927 et 1928, répondant directement aux nouvelles lois du manuel unique dictées au cours de la dictature de Primo de Rivera. En outre, Carles Riba rédige les premiers manuels de littérature classique en catalan.

La guerre civile de 1936 et les exilés républicains marquent à la fois une étape finale et un changement. La traduction du manuel de Friedrich Leo par Pedro Urbano González de la Calle nous montre deux étapes : l’année 35, date de sa rédaction à Madrid, et l’année 50, date de sa publication à Bogota. Il faut voir sans nul doute un symbole dans le fait qu’un exilé ouvre notre catalogue et qu’un autre le ferme.

Traduction réalisée par Céline Macke,
étudiante du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.

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Francisco García Jurado, « D’exil en exil : l’Espagne moderne du point de vue des manuels espagnols de littérature grecque et latine (1784-1935) », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 13 septembre 2016. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2016/09/13/d-exil-en-exil/>. Consulté le 28 March 2024.