Colonne ionique et design

« Remplois antiques » dans le mobilier contemporain.

Le design ne fait pas table rase du passé et se réapproprie parfois les symboles et les formes antiques, en décalage, en hommage. Parmi les objets détournés, la colonne ionique a trouvé de nouveaux usages dans le mobilier contemporain.

Giovanni Battista Piranesi - Della Magnificenza e d'Architettura de'Romani - The Metropolitam museum of art – www.metmuseum.org
Giovanni Battista Piranesi – Della Magnificenza e d’Architettura de’Romani – -The Metropolitam museum of art – www.metmuseum.org

L’ordre ionique n’a pas de caractère unitaire et connaît de nombreuses variations durant l’Antiquité1. Le chapiteau ionique apparaît toutefois comme caractéristique de cet ordre2. Mais ce chapiteau, qui « se caractérise par le fait que l’abaque y est porté par des volutes à départ horizontal, c’est-à-dire dans le prolongement l’une de l’autre », comme le rappelle le Dictionnaire de Roland Martin et René Ginouvès3, montre également une très grande variété de déclinaisons. Ce sont les gracieuses volutes du chapiteau ionique qui en forment le trait caractéristique et qui ont inspiré les designers, donnant à cet élément architectural de nouveaux usages, en particulier dans la création de sièges et de tables.

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Bergère de Jean-Baptiste-Claude Sené (1788) -The Metropolitam museum of art – www.metmuseum.org

Certes, l’introduction de la colonne ionique dans le mobilier n’est pas une invention contemporaine. Les exemples antérieurs sont nombreux. Un seul exemple, pris ici dans la collection du MET, musée qui met à disposition une impressionnante base d’images de ses collections en libre accès : les meubles réalisés à la veille de la Révolution française par Jean-Baptiste-Claude Sené pour la résidence de Marie-Antoinette à Saint-Cloud (1788). Les pieds de la bergère et de la sultane (lit de repos) − influencés par l’iconographie égyptienne dix ans avant la Campagne d’Égypte de Bonaparte − sont en effet de petites colonnes surmontées d’un chapiteau ionique qui soutiennent l’assise.

Le design contemporain s’est intéressé à la colonne ionique et a décliné sa silhouette de diverses manières dans le mobilier, plus ou moins épurée, en privilégiant le dessin des volutes du chapiteau. Nous en présentons ici cinq exemples.

« Colonna » du Studio65 (1971)

Que devient une colonne qui tombe et se brise en plusieurs morceaux ? Un salon. L’une des plus célèbres adaptations contemporaines de l’ordre ionique pour la création de mobilier est assurément l’œuvre réalisée par « Studio65 », compagnie italienne de design et d’architecture fondée en 1965 à Turin par Franco Audrito avec des étudiants de la Faculté d’Architecture.

Entre 1969 et 1975, « Studio65 » propose un design ironique, renouvelant les codes du décor architectural, menant le mouvement Anti-Design italien qui « professe que le design se trouve dans une impasse et que la seule échappatoire est de recréer les objets les plus emblématiques du passé »4. Dans ce contexte, le siège « Capitello » est créé en 1971, à l’occasion d’un concours de design pour Dupont.

CAPITELLO chaise longue + ATTICA armchair + ATTICA TL sidetable du Studio65 (Gufram)
CAPITELLO chaise longue + ATTICA armchair + ATTICA TL sidetable du Studio65 (Gufram)

« Capitello » (« Chapiteau ») est un élément de l’ensemble « Colonna », véritable colonne ionique qui se divise en trois éléments pour créer trois meubles prévus à l’origine pour servir en extérieur : la base de la colonne devient une table d’appoint (« Attica TL ») ; la partie centrale de la colonne donne naissance à une chaise (« Attica ») ; enfin − et c’est le meuble le plus emblématique de cet ensemble − la partie supérieure de la colonne, avec le chapiteau ionique à quatre faces (les volutes apparaissant sur les quatre côtés de manière semblable), forme un siège appelé « Capitello ».

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« Capitello » de Studio65 (Gufram)

« Capitello » garde les proportions du chapiteau antique mais, tandis que ce dernier est réalisé en pierre dure, en marbre, le siège est ici une structure plutôt molle, en polyuréthane expansé. Si le chapiteau est à l’origine conçu pour se dresser fièrement sur sa colonne, il s’incline ici pour servir de siège. Réédité par Gufram à 500 exemplaires en 1986, ce mobilier se trouve aujourd’hui dans les intérieurs chics ou les musées comme le Centre Pompidou à Paris5 ou le Metropolitan Museum of art à New-York6.

« Capitello ionico » de Piero Fornasetti (années ’50-2000)

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« Capitello ionico » de Piero Fornasetti

Avant « Colonna » du « Studio65 », Piero Fornasetti (1913-1988) − l’un des plus célèbres et prolifiques créateur italien du 20e siècle − réalise une chaise en bois avec le motif en lithographie d’une colonne et de son chapiteau ionique pour constituer le dossier.

Piero Fornasetti a, dès ses débuts − entre autres sujets d’inspirations nés d’une imagination foisonnante − dessiné de nombreuses architectures pour des projets très variés. « C’est que le thème de l’architecture rassemble plusieurs des valeurs essentielles au designer : mathématique, abstrait, épuré… » écrit Patrick Mauriès dans une monographie qu’il a consacré au designer7.

Le projet de chaises à décor architectural, datant des années 1950, est constitué d’une paire : une chaise avec un dossier ionique, une autre avec un chapiteau corinthien. Ce sont des détails architectoniques qui ont été privilégiés. Pour Patrick Mauriès, « les chaises à dossier en forme de chapiteau ionique ou corinthien sont probablement avec le scriban Architettura les plus belles réussites en ce qui concerne l’imagerie des plans et bâtiments. C’est ici le détail, ou la partie, qui font le tout »8.

Si le projet date des années 50, le fils de Piero Fornasetti réalise la chaise dans les ateliers Fornasetti et commercialise l’objet dans les années 2000. La chaise se revend aujourd’hui dans les salles de vente les plus prestigieuses9.

Il est peu étonnant que les deux réalisations emblématiques du 20e siècle réutilisant la colonne ionique dans le design soient italiennes. D’une part, il s’agit d’une période durant laquelle le design italien était sans doute le plus imaginatif ; d’autre part, la colonne ionique est un symbole de l’architecture classique méditerranéenne. Mais cette icône est utilisée avec des desseins divergents : pour revendiquer une forme d’« italianisme » chez Piero Fornasetti ou avec une ironie irrespectueuse par les jeunes étudiants en architecture du « Studio65 ».

Autres réalisations design

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« Neo Classic Console Table » de Kelly Behun

« Neo Classic Console Table » de Kelly Behun

Au 21e siècle, la colonne ionique est toujours réutilisée dans le mobilier design, mais a dépassé les frontières de la péninsule italienne. Ainsi, la table conçue par le Kelly Behun Studio de New-York est-elle sans doute le meuble idéal pour accompagner la chaise de Piero Fornasetti : le chapiteau ionique, imprimé sur un panneau en MDF, retrouve sa fonction de support en décorant le pied soutenant le plateau, comme s’il s’agissait de l’entablement10.

Si la table de Kelly Behun présente une colonne ionique d’une facture classique, avec son fût orné de cannelures et son chapiteau à volutes, les réalisations suivantes ne font plus que suggérer la colonne ionique.

Le pouf « Collerette » par « Les M »

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« Collerette » par « Les M »

Le nom du pouf réalisé par « Les M studio » pour la marque Casamania − « Collerette » − évoque plutôt le volant plissé ou froncé, placé en garniture au bord d’une encolure ou d’un décolleté de robe, mais le terme collerette se trouve également employé pour la mouluration, plus ou moins ornée, qui termine la gaine en haut d’une colonne11. C’est peut être notre imagination qui nous fait voir dans ce siège du studio de Céline Merhand et Anaïs Morel une colonne ionique dessinée à grands traits : les trois pieds en métal pour la colonne, avec rembourrage en mousse polyuréthane, la couverture en tissu enroulée en volutes, formant un chapiteau moelleux qui peut se déplier en un clin d’œil pour servir de plaid.

Le « Ionic Bench » de Laurie Beckerman

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« Ionic Bench » de Laurie Beckerman

Aucune ambiguïté, en revanche, pour le « Ionic Bench » de Laurie Beckerman, designer native de Brooklyn. Dans cette subtile réalisation, seule la volute épurée du chapiteau est dessinée pour servir de siège. Il existe deux versions du banc : l’une faite en bois de bouleau de la Baltique, l’autre en acier. La présence de ce seul élément dans la nature n’est pas sans rappeler les ruines de temples antiques : le chapiteau ionique de Laurie Beckerman devient autant un siège pour méditer, qu’un objet de méditation en lui-même.

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« Ionic Bench » de Laurie Beckerman

Pour en savoir plus

Crédits photographiques

Nous remercions les créateurs et les éditeurs de nous avoir aimablement autorisé à reproduire les photographies illustrant ce billet.

  1. Comme le rappelle Marie-Christine Hellmann, « contrairement à l’ordre dorique, l’ordre ionique n’a jamais eu un caractère unitaire et ne peut donc prétendre à un véritable canon » : Marie-Christine Hellmann, L’architecture grecque. 1, Les principes de la construction, Paris, Picard, 2002, p. 146. []
  2. Diniu Theodorescu : « le chapiteau est la composante la plus individualisée de l’ordonnance ionique » dans Dinu Theodorescu, Le chapiteau ionique grec : essai monographique, Genève, 1980, p. IX. []
  3. Roland Martin, René Ginouvès, Dictionnaire méthodique de l’architecture grecque et romaine. Tome I. Matériaux, techniques de construction, techniques et formes du décor, Rome, 1985, p. 85. []
  4. Classiques Phaidon du design : objets manufacturés possédant à la fois une valeur esthétique et une qualité intemporelle, Phaidon, 2007, vol. 3, #722. []
  5. Inventaire AM 1999-3 : www.centrepompidou.fr []
  6. Inventaire 2003.12a, b : www.metmuseum.org []
  7. Patrick Mauriès, Fornasetti : designer de la fantaisie, Thames and Hudson, 2006, p. 96. []
  8. Patrick Mauriès, Fornasetti : designer de la fantaisie, Thames and Hudson, 2006, p. 120. []
  9. http://www.christies.com/lotfinder/furniture-lighting/ionic-capitello-corinthian-two-piero-fornasetti-5732648-details.aspx []
  10. Neo Classic Console Table Materials. Custom printed laminate on MDF. Dimensions : H 30.5 in. W 5 ft. D 18 in. []
  11. Voir le dictionnaire Ginouvès. Tome II, p. 95. []

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Christophe Hugot, « Colonne ionique et design », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 8 février 2015. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2015/02/08/colonne-ionique-et-design/>. Consulté le 19 March 2024.