Faire entendre des textes grecs et latins d’une manière vivante, incarnée et rythmée

L’espace sonore de l’exposition « Dans les Bois de Molorchos : autour du papyrus de Lille ».

La lecture « rythmée » des textes antiques connaît un regain d’intérêt. Au cœur de l’exposition  « Dans les Bois de Molorchos : autour du papyrus de Lille » − qui s’est tenue à l’université Lille 3 en mai-juin 2014 − était proposé un espace sonore diffusant des textes grecs et latins lus de manière à respecter la cadence du vers, sa mélodie, en une lecture vivante et rythmée. Ce billet revient sur la genèse et la réalisation de ce projet en le ponctuant d’extraits sonores choisis, en grec, en latin ou en français.

De l’idée à la réalisation

L’idée : donner corps aux langues anciennes

L’idée d’une diffusion sonore des textes rencontrés dans l’exposition « Dans les Bois de Molorchos » a émergé très tôt, dès l’appel à contributions lancé en février par les organisateurs, Séverine Clément-Tarantino, Florence Klein et Jean-Christophe Jolivet, aux enseignants-chercheurs et étudiants du département de Langues et Cultures Antiques de l’université Lille 3. Dans cet appel, la possibilité de lecture à haute voix de textes anciens en présence d’un public large était évoquée, de même que l’idée d’enregistrer de telles lectures pour les diffuser dans l’exposition. Il s’agissait avant tout de faire entendre les langues anciennes, de leur donner corps et vie pour le visiteur, mais aussi, tout simplement, de l’inviter à découvrir des textes en traduction.

Cette idée m’a paru d’emblée extrêmement enthousiasmante, parce qu’elle proposait aux visiteurs de l’exposition d’appréhender ces textes d’une manière vivante, incarnée et surtout rythmée. Ces extraits sont en effet pour la plupart tirés de textes grecs ou latins composés en vers, c’est-à-dire répondant à un rythme et à une harmonie sonore très travaillés qui concourent, à de multiples endroits, à « porter » le sens du poème. Très tôt, il nous a semblé essentiel d’essayer de faire entendre une partie de ce travail poétique sur la cadence du vers, sur sa mélodie, sur ces sons qui l’ont constitué intrinsèquement dès sa naissance. Sans prétendre retrouver exactement la diction originelle qui fut celle des Anciens, nous voulions proposer une lecture vivante et rythmée de ces vers, en prêtant attention autant que possible aux accents de langue, aux durées variables des voyelles et des syllabes, aux retours de timbres sonores, mais sans jamais subordonner outrageusement notre lecture à ce que l’on pourrait nommer la « mécanique implacable du mètre » (il ne s’agissait aucunement de produire une lecture « scandée », qui serait entrée finalement en contradiction avec la lecture des Anciens). Il s’est donc agi avant tout de restituer le vers dans sa vivacité sonore, dans sa puissance rythmique, dans son ondulation musicale jaillie tout droit des mots, mais audible même sans musique.

Très vite, l’idée d’un espace sonore qui serait destiné à faire résonner les textes des poètes alexandrins et augustéens présentés dans l’exposition s’est précisée, et c’est en travaillant avec Camille De Visscher du Learning Center Archéologie/Égyptologie de Lille 3, scénographe de l’exposition, que ce projet initial a pu se concrétiser d’un point de vue technique et logistique.

Histoire d’Hercule et Molorchos – Texte de Séverine Clément-Tarantino1

L’état du texte de Callimaque fait que nous n’avons pas une version complète et suivie du récit original que le poète grec faisait de la rencontre entre le grand héros Héraclès et le paysan Molorchos. Néanmoins, nous sommes sûrs que le texte offrait une séquence parodique, presque comique, dans le récit que Molorchos donnait de sa lutte contre des souris. Par le vocabulaire employé notamment, Callimaque faisait apparaître cette lutte comme une sorte de combat épique. Pour vous permettre de comprendre comment se déroulait cet épisode, nous vous en proposons ici une reconstitution non-scientifique, inédite, adoptant plutôt le ton d’une fable.

Le lieu de l’espace sonore

Il a fallu d’abord penser l’endroit : sa place dans l’exposition, son lien avec elle, mais aussi sa forme et son atmosphère. Nous avons voulu le placer en fin de parcours, et permettre au visiteur désireux d’entendre ces voix, de se plonger dans une atmosphère sombre et intimiste, permettant de se concentrer sur la boucle sonore. Nous avons pu obtenir le matériel de sonorisation de la Direction des Usages du NumériquE de l’université durant toute la durée de l’exposition, pour diffuser les enregistrements dans cet espace.

Callimaque, les Origines, III, Fragment 54, v. 1-10

Ce texte est le début de la « Victoire de Bérénice », poème de Callimaque que l’on a partiellement retrouvé sur le papyrus de Lille. Les dix premiers vers annoncent que le poète s’apprête à célébrer la victoire de la reine Bérénice aux jeux néméens, victoire dont l’heureuse nouvelle vient de lui parvenir sous la forme d’une parole d’or qui a voyagé de Grèce en Égypte.

Corpus et traduction de textes

Avant sa réalisation concrète, c’est-à-dire sa mise en place dans le hall d’exposition, il restait à fixer un corpus de textes (en veillant à ce que la boucle ne soit pas trop longue), à réfléchir aux modalités d’enregistrement et à rassembler une équipe de lecteurs volontaires.

Le corpus a été fixé grâce aux conseils des rédacteurs de panneaux de l’exposition : chaque rédacteur proposait pour l’auteur qu’il avait présenté les textes qui lui semblaient pertinents en vue d’un enregistrement, à la fois pour leur beauté poétique et pour les sujets qu’ils abordaient, en lien avec les thématiques de l’exposition. Cette étape de rassemblement des textes a notamment été facilitée par la mise à disposition, sur un espace collaboratif, d’un fichier « corpus » dans lequel chaque personne travaillant pour l’exposition pouvait insérer un texte à titre de proposition, avant une réunion avec les organisateurs durant laquelle le corpus serait définitivement délimité. Le travail de tri, mais aussi de traduction de ces textes fut considérable : lorsqu’il n’existait pas de traduction libre de droits, le rédacteur était amené à traduire le texte qu’il avait proposé, et la boucle sonore a ainsi pu s’enrichir de traductions françaises inédites, résultat d’une collaboration fructueuse des membres du département à ce projet sonore2.

Virgile, Géorgiques, III, v. 10-25

Voici un extrait des Géorgiques de Virgile, où le poète latin s’est souvenu de la victoire de la reine Bérénice célébrée par Callimaque. C’est là qu’apparaît le nom de Molorchos, en latin vous entendrez « Molorchi », une forme déclinée du nom dans le contexte. Dans ces vers, Virgile loue Octave, mais il met aussi en scène son propre triomphe en tant que poète.

L’enregistrement

Ce premier travail de rassemblement des textes fini, nous avons enregistré les textes dans le studio d’enregistrement de Lille 3 mis à notre disposition par le Cavul. J’ai alors réuni au sein du département une équipe de six lecteurs volontaires3. Les textes latins et grecs furent distribués entre les lecteurs selon leurs préférences, s’ils en avaient. Je dois saluer ici à la fois leur disponibilité, leur patience, leur enthousiasme constant et surtout leur époustouflante capacité à se concentrer dans un studio avant leur lecture, tâche qui n’est jamais aussi aisée qu’on pense, surtout lorsque l’on s’enregistre pour la première fois. Les sessions d’enregistrement en studio sont pour moi parmi les meilleurs souvenirs de ce projet : la première lecture d’une satire dialoguée d’Horace, notamment, restera gravée dans ma mémoire comme ce moment magique bien précis où le projet de l’espace sonore a semblé prendre tout son sens et toute sa beauté. Accompagner les lecteurs dans cette aventure, c’était surtout admirer l’énergie de leur lecture : les voir, à travers la vitre du studio, lire en s’animant, lire avec vivacité en transmettant l’émotion du texte, les entendre marquer certaines durées, certains accents, certaines consonnes répétées, les entendre reprendre si besoin avec un calme olympien et un sérieux titanesque. C’était avant tout sentir à travers leur lecture le goût qu’ils avaient pour ces textes, et le plaisir qu’ils semblaient prendre à leur donner vie.

Batrachomyomachie, v.168-196

La Batrachomyomachie, mot grec composé qui signifie « la bataille des grenouilles et des rats », est le nom donné à un poème anonyme daté du premier siècle avant notre ère. Ce poème est une réécriture sur un ton humoristique des récits épiques connus de tous les Grecs tels l’Iliade et l’Odyssée. Le féroce combat d’une journée oppose le camp des grenouilles et celui des rats, mais avant que le combat ne commence, Zeus demande aux dieux s’ils souhaitent soutenir certains des valeureux – quoique petits – guerriers. Dans l’extrait qui va suivre, Athéna donne sa réponse, où l’on apprend que les rats sont pour elle une nuisance, comme ils le sont pour Molorchos.

Ce projet n’aurait pu voir le jour sans la participation enthousiaste de notre équipe de lecteurs mais, paradoxalement sans doute, l’étape la plus ardue ne fut pas celle des enregistrements, mais celle de la délimitation du corpus : un très grand nombre de textes nous paraissait pertinent − même si nous ne devions pas produire une boucle sonore trop longue − et nous avons eu peine à réduire !

Nous réorganisions ensuite, avec Patrice Thery, la boucle sonore suivant l’ordre proposé par Florence Klein et Séverine Clément-Tarantino de manière à donner un sens à cet enchaînement d’extraits choisis.

L'ordre des textes

« Concernant l’ordre des textes, nous n’avons pas choisi un ordre chronologique ou strictement thématique, mais avons voulu, avant tout, mêler les poèmes hellénistiques et les poèmes romains, pour faire sentir, par cet entrelacs, la présence vive des modèles alexandrins à Rome. Nous avons aussi tenté de rendre compte de l’éclectisme qui caractérise cette littérature consacrée tout autant à des sujets scientifiques ou techniques qu’à la peinture de la passion amoureuse et des sentiments naissants, par exemple, dans l’âme de la Médée d’Apollonios de Rhodes. Nous avons également voulu, au début et à la fin de la « boucle », alterner les thèmes nobles et les sujets humbles pour suggérer l’incessant mélange des tons qui caractérise cette poésie : ainsi les poèmes d’éloge des Ptolémées ou d’Octave/Auguste sont encadrés par des sujets plus modestes ou plus quotidiens, à l’instar de l’épisode de la Batrachomyomachie (le combat entre les rats et les grenouilles) ou de l’évocation de l’humble repas servi aux dieux par Philémon et Baucis, au livre VIII des Métamorphoses d’Ovide, qui concluent la boucle sonore, en écho à la réécriture de l’épisode de Molorchos qui les a, l’un et l’autre, inspirés. » (Florence Klein)

Après l’étape minutieuse du mixage (écouter, réécouter, couper, ajuster le niveau de sons, insérer la présentation de l’extrait par une autre voix, insérer une légère musique en arrière-fond si besoin, etc.) la boucle sonore fut gravée sur cd et apportée dans le hall d’exposition, où l’espace sonore avait été aménagé : un panneau de présentation à l’extérieur, trois cloisons, une entrée, un intérieur en tissu noir, quelques chaises : un espace intimiste propice à l’écoute de la voix de nos lecteurs-poètes. Le 14 mai 2014, après la cérémonie d’inauguration, les premiers vers grecs et latins et leurs traductions résonnaient dans l’enceinte de la bibliothèque universitaire.

Théocrite, Idylles, XV, v. 44-64

Gorgo et Praxinoé, deux Syracusaines, se rendent au palais de Ptolémée où l’on célèbre la fête d’Adonis en grande pompe. Chemin faisant, les deux amies font l’éloge du prince et de ses belleactions. Mais parvenir au palais n’est pas une mince affaire, la rue est bondée et les chevaux de la garde royale font soudainement irruption.

 

Quel avenir pour un tel projet ?

Les enregistrements présents sur la boucle sonore diffusée du 14 mai au 11 juin 2014 dans l’espace de l’exposition « Dans les Bois de Molorchos » seront bientôt accessibles sur le web, dans l’exposition virtuelle en préparation.

Actuellement en France, mais aussi plus largement en Europe, la lecture « rythmée » des textes antiques subit un regain d’intérêt. Il paraît impensable de ne pas citer notamment l’entreprise de la compagnie Démodocos, qui sous l’égide de Philippe Brunet, travaille à traduire les textes anciens dans le souci précis de rendre en français une part de leur rythme fascinant. Les performances de cette compagnie, outre leurs mises en scène du théâtre grec lors du festival des Dionysies reconduit chaque printemps à Paris, comprennent des lectures en grec ou en latin suivant une prononciation « restituée », c’est-à-dire tenant compte du rythme de la langue, de son accentuation, mais aussi du travail métrique des poètes sur cette matière langagière qu’ils modèlent pour former le vers. Plus que de simples lectures, ces séances publiques sont bel et bien des performances : ce qui importe en premier lieu, c’est cette voix du lecteur-diseur qui s’adresse à un public, c’est une parole vivante, dans tout son rythme4. Outre Atlantique, les ateliers de lecture rythmique des langues anciennes se développent, de même que la réflexion autour des lectures publiques pratiquées de leur temps par les anciens (notamment au sein de la « Society for the Oral Reading of Greek and Latin Literature (SORGLL) » très active encore aujourd’hui). L’organisation de séances de lectures participatives en France dans des lieux accessibles à tous pour faire découvrir ces textes dans leur rythme jusqu’alors occulté est envisageable. Bien entendu, il ne s’agirait pas de retrouver exactement, syllabe pour syllabe et accent pour accent, le rythme originel du poème, car qui pourrait s’en targuer près de vingt-huit siècles après les premières déclamations du texte homérique ? (et qu’est-ce, au juste, qu’un « rythme exact », si ce n’est une sorte d’oxymore ? le rythme, dans sa vivacité et son mouvement est appelé à chercher, à tâtonner…). Il s’agirait bien plutôt d’essayer d’approcher ce rythme avec toutes les connaissances dont nous disposons actuellement sur la métrique et la prosodie des anciens pour tenter de l’interpréter à nouveau, de le rendre à chaque nouvel essai de lecture plus vivant, plus palpable, incarné.

Callimaque, Hymne à Zeus, v. 42-65

Les hymnes de Callimaque suivent le modèle des hymnes homériques adressés aux divinités du panthéon grec, mais s’en distinguent par leur fantaisie et leur point de vue souvent décalé. Ici, l’Hymne à Zeus conte la petite enfance du roi des dieux avant de remettre en question de manière ludique le partage de l’univers entre Zeus et ses frères Poséidon (dieu des mers) et Hadès (dieu des Enfers) tel que la tradition l’avait transmis.

 

Virgile, Géorgiques, IV, v. 481-503

C’est dans les Géorgiques de Virgile que l’on trouve le premier récit développé de l’histoire d’Orphée et d’Eurydice. La citation en latin vous fera entendre la voix d’Eurydice au moment où elle est définitivement perdue par son époux. Dans le texte en traduction, vous entendrez aussi comment, par le pouvoir de son chant, Orphée avait d’abord triomphé des forces de la mort.

 

Properce, Élégies, IV, 6, v.1-14

Le poète s’apprête à célébrer l’empereur. Désireux de se mesurer à ses prédécesseurs grecs, y compris Callimaque, il encourage le peuple romain à prêter l’oreille.

 

À propos de l’exposition « Molorchos », voir aussi sur Insula :

Christophe Hugot, « Les papyrus littéraires de Lille : entretien avec Daniel Delattre », Insula [En ligne], mis en ligne le 5 mai 2014. URL : https://insula.univ-lille3.fr/2014/05/les-papyrus-litteraires-de-lille. Consulté le 5 décembre 2014.

Christophe Hugot, « Autour du « Papyrus de Lille » », Insula [En ligne], mis en ligne le 16 mai 2014. URL : http:https://insula.univ-lille3.fr/2014/05/autour-du-papyrus-de-lille. Consulté le 5 décembre 2014.

Florence Klein, « Promenade sur les « sentiers de Callimaque » en territoire romain », Insula [En ligne], mis en ligne le 17 juin 2014. URL : http:insula.univ-lille3.fr/2014/06/promenade-sur-les-sentiers-de-callimaque-en-territoire-romain. Consulté le 5 décembre 2014.

« [#Vidéo] Le Papyrus de Lille », Insula [En ligne], mis en ligne le 17 juillet 2014. URL : http:https://insula.univ-lille3.fr/2014/07/video-le-papyrus-de-lille. Consulté le 5 décembre 2014.

  1. Maître de Conférence à l’Université de Lille 3 []
  2. Nous tenons à remercier chaleureusement tous ces traducteurs : Charalampos Orfanos, Léna Bourgeois, Louise Bouly de Lesdain, Charlotte Balandraud ainsi que les organisateurs de l’exposition qui ont eux aussi, malgré leur planning chargé, contribué à ce long travail de constitution-traduction du corpus. []
  3. Les lecteurs étaient des enseignants du département ou des doctorants : Anne de Cremoux, Xavier Gheerbrant, Jean-Christophe Jolivet, Sarah Lagrou et Charalampos Orfanos. []
  4. À ce sujet, un numéro spécial de la revue Anabases (n°20) est en préparation concernant la traduction d’Homère en hexamètres dans le monde. Pour plus d’informations, voir le site de l’Atelier de métrique grecque et latine Homéros, dirigé par Philippe Brunet : homeros.fr. []

Lire aussi sur Insula :

Citer ce billet

Juliette Lormier, « Faire entendre des textes grecs et latins d’une manière vivante, incarnée et rythmée », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 3 décembre 2014. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2014/12/03/faire-entendre-des-textes-grecs-et-latins/>. Consulté le 29 March 2024.