Un « Portrait du Fayoum » à Lille

 Une nouvelle acquisition du Palais des Beaux Arts de Lille.

Le Palais des Beaux Arts de Lille vient d’enrichir ses collections d’antiquités par l’acquisition d’un portrait romain provenant de la région du Fayoum (Égypte) et datant du IIe siècle de notre ère. Nous étions à la présentation et description de l’œuvre, mercredi 15 février 2012, dans les sous-sols du Musée.

Portrait de militaire romain, région du Fayoum © Pierre Bergé & associés - 2011
Portrait de militaire romain, région du Fayoum © Pierre Bergé & associés – 2011

Le Palais des Beaux arts de Lille expose depuis ce mois de février 2012 une très belle œuvre antique : un « Portrait du Fayoum », du nom de cette région égyptienne qui a livré un grand nombre de ces peintures réalisées sur une mince planche de bois représentant le visage et le buste d’individus de la société de l’Égypte romaine aux premiers siècles de notre ère. Ce portrait devient la pièce centrale d’un futur département des antiquités méditerranéennes où une partie de l’importante collection d’égyptologie de l’université Lille 3 sera exposée.

Un soldat romain, au siècle d’Hadrien

Les yeux grands ouverts, l’homme barbu qui nous fait face est un soldat romain, comme en témoignent le sagum dont il est revêtu – « l’habit militaire par excellence » (Daremberg & Saglio) – et le baudrier utilisé pour attacher l’épée (parfois le bouclier). On ignore son nom, son ethnie, pas plus qu’on ne sait avec certitude son origine exacte. Par des rapprochements stylistiques, il est toutefois possible d’avancer que ce soldat a vécu et a été enterré à El-Hibeh, en Moyenne Égypte, où était stationnée une garnison romaine, la nécropole de ce site ayant livré des portraits similaires de la haute société locale. Le portrait de ce soldat est daté par les experts du IIe siècle de notre ère, vers 125-135 après J.-C., à l’époque du règne de l’empereur Hadrien.

Une peinture de chevalet

Comme l’écrit Alain Pasquier dans un ouvrage consacré à la peinture grecque, « on sait quelles pertes irrémédiables le temps a provoquées parmi les œuvres crées par les artistes grecs ». Si le marbre a donné des copies des bronzes grecs aux Romains, « la peinture, tout aussi prisée par ces conquérants, n’a pas eu la même chance, condamnée qu’elle était par la nature périssable de ses matériaux »1. C’est donc une chance, comme le souligne Fleur Morfoisse-Guénault, Conservatrice en charge des Antiquités au Palais des Beaux-Arts de Lille, que nous puissions admirer une peinture antique de chevalet, préservée grâce à la sécheresse du climat égyptien.

Haut de 43 cm, large de 25 cm, le portrait a été peint sur bois à l’encaustique, technique qui associe des couleurs délayées dans de la cire fondue. Pline l’Ancien écrit à l’époque romaine qu’on ne sait pas au juste qui inventa la peinture à l’encaustique2 même si son origine grecque ne semble pas faire de doute, vraisemblablement au IVe siècle avant notre ère. Le portrait du Palais des Beaux Arts de Lille est donc le témoignage d’une technique avec laquelle s’exprimèrent les grands peintres grecs, tel Polygnotos, sans doute transmise en Égypte avec la venue des Grecs.

Le portrait a vraisemblablement été réalisé du vivant du modèle, peut-être pour être d’abord exposé dans sa demeure. L’homme qui a posé (?) est présenté frontalement, le regard fixe, dans une attitude empreinte de sérieux. Il est toutefois impossible de considérer ce portrait comme réaliste et a fortiori de déterminer s’il est ressemblant. Il semble sans doute plus approprié de parler de la représentation du caractère individuel du portrait. Reste que le regard nous fait entrer dans une étrange communication avec un être qui a vécu il y a près de vingt siècles. L’homme n’est pas différent du Méditerranéen d’aujourd’hui. Il nous est proche3.

Une peinture pour une momie

Extrait de Fayoum de Claude Esteban

[…]

Jeune homme
aux yeux peints, peut-être que toi

et moi nous avons souri quelque part, il y avait
devant nous comme un fleuve

et je m’étonne de n’être plus
que cette forme vaine dans mon linceul

[…]

Claude Esteban, Morceaux de ciel, presque rien : poèmes, Gallimard, 2001.

« De l’Égypte pharaonique à l’Égypte romaine, c’est peut-être dans le domaine des pratiques et croyances funéraires que les continuités sont le plus manifeste » écrit Françoise Dunand4. À la mort du soldat romain, c’est le rite égyptien en matière de funérailles qui  fut réalisé. Les proches du défunt firent ajouter un fond en or à la peinture et une couronne de justification, pour signifier la nouvelle divinité, et le portrait en bois fut disposé sur la momie. Si les traits sont caractéristiques de l’art romain, la peinture a la même fonction que les masques égyptiens d’époque pharaonique : protéger le corps et préserver son intégrité, garantissant la survie du défunt.

Si le portrait du soldat n’est plus sur la momie qu’il recouvrait, au contraire du très beau portrait provenant du site d’El-Hibeh conservé au Musée Fitzwilliam, Fleur Morfoisse-Guénault souligne que le contexte archéologique du portrait lillois a été préservé. Ce dernier, dans un état de conservation exceptionnel, possède encore « une croûte importante de bandelettes et des bouts de linceuls ».

Un exemple d’interculturalité

Ce portrait, retrouvé sur une momie égyptienne, représentant un soldat romain, utilisant une manière grecque de peindre, est-il une œuvre égyptienne, romaine ou grecque ? Pour reprendre l’expression d’Alain Tapié, Conservateur en chef et directeur du musée des Beaux-arts de Lille, il s’agit ici du témoignage « d’un passage fluide de deux cultures à travers la mort » ou, pour citer Catherine Cullen, adjointe au Maire de Lille, « d’un exemple d’interculturalité ».

La « mère » de tous les portraits peints

Avec cette œuvre, on est en présence d’un maillon dans la vaste chaîne de l’histoire de la peinture de portrait. Pour Alain Tapié, le portrait du Fayoum est « la mère de tous les portraits de la peinture », évoquant des prolongements jusqu’aux tableaux modernes, comme les portraits peints par Georges Rouault (1871-1958), dans la « fixité intemporelle » et un attachement à la vitalité du vivant qui conduisent vers « l’illusion du vivant ».

Une joie et un achat partagés

Si ces portraits furent d’abord délaissés par les archéologues, ils n’étaient d’ailleurs que le produit d’un art mineur de l’Antiquité, l’intérêt qu’on leur porta et leur popularité sont nés en mai 1889 lors d’une exposition de près d’une centaine d’entre-eux à Berlin, organisée par Theodor Graf. À ce jour, on a dénombré plus de mille portraits peints sur bois ou sur toile5, auxquels s’ajoutent encore les exemplaires mis en salle des vente (parfois faux, relève Alain Tapié qui souligne à cette occasion le travail d’expertise mené par le Louvre pour l’acquisition lilloise).

Le portrait du soldat romain a circulé avant d’être accueilli avec un plaisir palpable à Lille. Il avait été acheté par un collectionneur anglais dans les années 1920-30 à l’antiquaire Blanchard du Caire6 avant de passer dans la collection d’un Américain en 1983 jusqu’à son acquisition par le Palais des Beaux-Arts de Lille, en 2011. Le Palais des Beaux Arts avait en effet préempté ce portrait lors d’une vente d’objets archéologiques organisée à Paris en mai 2011, à Drouot Montaigne, par la société « Pierre Bergé & Associés ». L’achat de l’objet – 99.203 € frais compris – a été rendu possible grâce à un partenariat entre la Ville de Lille, la Région avec le Fonds régional d’acquisition pour les musées (FRAM), l’État et le mécénat privé du Crédit mutuel Nord Europe. Chacun est venu dire sa joie d’avoir pu contribuer à acquérir un objet si exceptionnel.

Un portrait au cœur d’un projet muséal

Le fonds de Lille 3

Le fonds d’antiquités égyptiennes de Lille 3 au Palais des Beaux Arts de Lille est né au début du XXe siècle, avec la création de l’Institut de papyrologie par Pierre Jouguet, alors maître de conférences à la Faculté des Lettres de Lille. Le fonds Jouguet comprend quantité d’objets d’époque gréco-romaine. À partir de 1960, Jean Vercoutter ajoute de nouveaux objets provenant du Soudan. Les années 70 et 80 verront l’institut acquérir des papyrus.

Le portrait est aujourd’hui exposé au centre d’une salle du sous-sol du Palais des Beaux Arts de Lille qui présente des objets d’antiquités méditerranéennes qui sommeillaient dans les réserves du Musée. Il en reste beaucoup à faire découvrir : le Musée est en effet riche de 1500 objets gallo-romains qui témoignent de l’importance de la région à l’époque gallo-romaine, mais encore des régions méditerranéennes et d’Égypte. Depuis 2006, le musée lillois conserve près de 3000 objets égyptiens qui appartiennent  à l’université Lille 3. Déjà, on peut admirer dans quelques vitrines cartonnage, sandales, plastrons, masque de momie des « Fouilles Jouguet » du fonds de l’Université Lille 3.

Des projets d’agrandissement de l’espace dédié à l’archéologie sont en cours au Palais des Beaux Arts. On devrait en savoir plus vers le mois de juin. Nous sommes déjà impatients de découvrir les objets qui entoureront ce portrait qui, par son « apostrophe muette » nous invite au silence …

Pour en savoir plus

Voir la notice sur le site du Palais des Beaux Arts de Lille.

Voir la fiche complète sur le site Pierre Bergé & Associés.

Sur le musée d’égyptologie de l’université Lille 3, voir sur le site de Lille 3.

Bibliographie sommaire : Euphrosyne Doxiadis, Portraits du Fayoum : visages de l’Égypte ancienne, Gallimard, 1995 [voir notice] ; Jean-Christophe Bailly, L’apostrophe muette : essai sur les portraits du Fayoum, Hazan, 1997 [voir notice] ; Marie-France Aubert, Roberta Cortopassi, Portraits de l’Égypte romaine, RMN, 1998 [voir notice] ; Marie-France Aubert [et al.], Portraits funéraires de l’Egypte romaine : cartonnages, linceuls et bois, Khéops-Musée du Louvre, 2008 [voir notice]. Voir aussi de Françoise Dunand, « Le matériel funéraire » dans : Egypte romaine : l’autre Egypte, Musée de Marseille-RMN, 1997 [voir notice].

Le poème « Fayoum » de Claude Esteban est issu de Morceaux de ciel, presque rien : poèmes, Gallimard, 2001 [voir notice].

  1. Agnès Rouveret, Peintures grecques antiques : la collection hellénistique du musée du Louvre, Paris, 2004, p. 9. []
  2. Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXXV, 41. []
  3. C’est la même impression qui prévaut dans la reconstitution faciale de squelettes, comme dans le cas de Myrtis, la fillette d’Athènes. []
  4. Françoise Dunand, « Le matériel funéraire » dans : Égypte romaine : l’autre Égypte, Musée de Marseille-RMN, 1997. []
  5. Ce sont les travaux de Karl Parlasca, Repertorio d’arte dell’Egitto greco-romano. Serie B. Volume IV, Ritratti di mummie. Le portrait lillois est dans le volume IV, Rome, 2003, n° 722, p. 51, pl. 164. []
  6. R.H. Blanchard était un marchand américain d’antiquités au Caire. Il possédait une boutique située à côté de Hôtel Shepheard et a publié en 1909 le livre Handbook of Egyptian Gods and Mummy Amulets. []

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Christophe Hugot, « Un « Portrait du Fayoum » à Lille », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 17 février 2012. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2012/02/17/portrait-du-fayoum-de-lille/>. Consulté le 28 March 2024.