Œdipe, le Sphinx et Martin P. Nilsson

À propos d’un ex-libris de Martin P. Nilsson.

Un livre appartenant à la Bibliothèque des sciences de l’Antiquité a jadis été en possession du savant Martin P. Nilsson, comme le prouve l’ex-libris à son nom qui s’y trouve collé. Il a pour thème Œdipe et le Sphinx.

Ex-libris de Martin P. Nilsson
L’ouvrage de Heinrich Ritter et Ludwig Preller avec l’ex-libris de Martin P. Nilsson

La Bibliothèque des sciences de l’Antiquité est une bibliothèque récente, où les ouvrages antérieurs au vingtième siècle sont peu nombreux, obtenus souvent par des dons. Parmi les ouvrages relativement anciens, la BSA possède l’ouvrage de H. Ritter et L. Preller, Historia philosophiae graecae : testimonia auctorum conlegerunt notisque instruxerunt, dans l’édition publiée en 1898 chez F. A. Perthes. Nous ne connaissons pas l’origine de ce livre dans les rayons de la BSA, et c’est par hasard que nous avons pu découvrir, sur le contre plat du livre, la présence d’un ex-libris de Martin P. Nilsson, signifiant que ce livre a un jour appartenu au savant suédois.

Qu’est-ce qu’un ex-libris ?

Ex-libris dans la vitrine de l'échoppe de Gianni Basso, Stampatore in Venezia (Ch. Hugot, 2007)
Ex-libris dans la vitrine de l’échoppe de Gianni Basso, « Stampatore in Venezia » (Ch. Hugot, 2007)

La locution latine ex-libris signifie littéralement « des livres, d’entre les livres, faisant partie des livres ».

Un ex-libris est une petite vignette, couramment de forme rectangulaire, disposée majoritairement en hauteur plutôt qu’en largeur, collée généralement au verso du plat supérieur ou au recto de la page de garde d’un ouvrage. Dans le langage courant, seules les vignettes imprimées ou gravées sur du papier sont considérées comme ex-libris et leur présence sur un livre sert de marque de propriété. Comme tel, l’ex-libris désigne précisément le propriétaire : « Ex libris Martin P. Nilsson », c’est-à-dire « faisant partie des livres de Martin P. Nilsson ». Parfois, cette désignation se fait de manière figurée par des armoiries, un monogramme, etc. Dans la plupart des cas, l’ex-libris est agrémenté d’une oeuvre artistique rappelant la profession du possesseur, un trait de son caractère, une allusion à une passion, un lieu de villégiature, …

L’ex-libris de Martin P. Nilsson

Ex libris de Martin P. Nilsson
Ex libris de Martin P. Nilsson

L’ex-libris qui orne l’ouvrage ayant appartenu à Martin P. Nilsson correspond à la définition générale ci-dessus. Il s’agit d’une vignette rectangulaire en papier, de petite taille, sur laquelle figure le nom du propriétaire, ornée d’une illustration qui représente, sans ambiguïté, l’épisode d’Œdipe et du sphinx.

Assis sur un rocher, Œdipe médite sur l’énigme posée par le Sphinx, assis au sommet d’une colonne ionique. Œdipe, vêtu en voyageur, possède une canne qui aide l’homme aux pieds estropiés à se déplacer. Le graveur a repris une représentation antique dont l’origine est connue : elle provient d’une coupe attique à figures rouges, attribuée par Beazley à « The Œdipous Painter », réalisée vers 470 avant notre ère et trouvée à Vulci (Étrurie). Le vase est aujourd’hui dans les collections du Musée du Vatican (Beazley, ARV 451.1).

Qui était Martin P. Nilsson ?

Martin Persson Nilsson (1874-1967) est né en Suède, dans une famille de paysans. Il prétendait que c’est un accident qui le contraignit à renoncer à l’agriculture pour les études. Il fut admis à l’université de Lund le 6 septembre 1892 où il choisit d’étudier les classiques. En 1900, il défendit sa thèse sur les fêtes attiques en l’honneur de Dionysos. Philologue, mythographe, archéologue, spécialiste de la Grèce antique, il devint professeur à l’Université de Lund en 1909.

Pour André-Jean Festugière, qui fut chargé de faire l’éloge du savant disparu lors de la séance du 22 septembre 1967 de l’Académie, la production de Martin P. Nilsson se décompose en trois périodes. Dans une première période, de 1900 à 1927, celui-ci publie des ouvrages sur le culte grec. C’est durant ces années qu’il écrit sa première œuvre majeure, fondamentale dans sa méthode, Griechische Feste von religiöser Bedeutung, dans laquelle il combine tous les matériels disponibles (linguistiques, littéraires, épigraphiques, archéologiques) pour l’étude de la religion. Ensuite, de 1927 à 1933, il consacre trois livres aux origines minoennes de la religion grecque. La dernière période est consacrée à l’écriture des deux volumes de la Griechische Religion. Les dernières années de sa vie, il réunit ses articles dans trois volumes d’Opuscula selecta.

L’œuvre de Nilsson est prolifique et variée, comportant maints travaux sur la religion, mais pas seulement, ayant étudié la tyrannie en Grèce, la structure de la société à Sparte, les royautés hellénistiques, l’empire romain, le commerce des livres dans l’Antiquité, etc, mais encore le folklore et l’histoire locale suédoises. La bibliographie complète de Martin P. Nilsson, réalisée par Erik J. Knudtzon et Christian Callmer, contient 1000 titres. Impossible de la résumer entièrement.

L’ex-libris : portrait du savant

Le choix par Martin P. Nilsson de l’épisode d’Œdipe et du Sphinx pour illustrer son ex-libris est particulièrement adapté. D’une part, Nilsson est spécialiste de la Grèce antique, en particulier de ses mythes. D’autre part, il correspond tout à fait au travail du savant, lequel cherche à répondre aux énigmes. Et les réponses aux questions se trouvent souvent dans les livres. Mais un autre détail, souligné par Einnar Gjerstad dans son hommage à Nilsson, montre la parfaite adéquation entre l’ex-libris et son commanditaire : Martin P. Nilsson, comme Œdipe, était contraint de se déplacer avec une canne. Cette infirmité, qui lui valut des quolibets, Martin P. Nilsson l’utilise ici avec humour. Sur l’ex-libris, ce n’est pas Œdipe qui est représenté répondant aux énigmes du Sphinx, mais Martin P. Nilsson lui-même.

Post scriptum : « Bookplates of Scholars in Ancient Studies »

C’est la mise à jour récente d’un billet de Charles Ellwood Jones, sur le blog AWBG, consacré aux « Bookplates of Scholars in Ancient Studies », qui nous a incité à sortir des rayons de notre bibliothèque l’ouvrage de Heinrich Ritter et Ludwig Preller : l’ex-libris de Martin P. Nilsson présenté ici complète ainsi le petit « musée » d’une cinquantaine d’ex-libris de savants, spécialistes de l’Antiquité, numérisés sur AWBG.

L’occasion nous est donnée d’inviter à consulter le blog AWOL de Charles Ellwood Jones, l’un des plus importants dans les disciplines classiques. Charles Ellwood Jones est actuellement bibliothécaire à l’Institute for the Study of the Ancient World de la New York University. Il a été en particulier en charge de la bibliothèque de la Blegen Library of the American School of Classical Studies at Athens, de 2005 à 2008.

Pour en savoir plus

Sur les ex-libris : Germaine Meyer Noirel, L’ex-libris : histoire, art, techniques, Picard, 1989. (localiser l’ouvrage). Voir aussi l’ouvrage d’Auguste Poulet-Malassis, Les ex-libris français depuis leur origine jusqu’à nos jours, Nouvelle édition, revue, très augmentée et ornée de vingt-quatre planches, Paris : P. Rouquette, 1875, numérisé sur le site de la Bibliothèque électronique de Lisieux. Pour l’actualité de l’ex-libris, voir le blog de la Fédération française pour la connaissance des ex-libris.

De Martin P. Nilsson, on citera en particulier : Griechische Feste von religiöser Bedeutung ; Primitive time-reckoning : a study in the origins and first development of the art of counting time among the primitive and early culture peoples ; Cults, myths, oracles, and politics in ancient Greece ; Geschichte der griechischen Religion ; The Dionysiac mysteries of the Hellenistic and Roman age ; The Minoan-Mycenaean religion and its survival in Greek religion ; The Mycenean origin of Greek mythology ; Homer and Mycenae ; Die hellenistische Schule ; Opuscula selecta. Quelques titres ont été traduit en français : La religion populaire dans la Grèce antique et Les Croyances religieuses de la Grèce antique.

Sur Martin P. Nilsson : Einar Gjerstad, Martin P. Nilsson in memoriam, (Scripta minora Regiae Societatis humaniorum litterarum Lundensis, 1967/1968, 1) Gleerup, 1968. Voir également l’hommage d’André-Jean Festugière : « Éloge funèbre de M. Martin Persson Nilsson, associé étranger de l’Académie ». In: Comptes-rendus des séances de l’année… – Académie des inscriptions et belles-lettres, 111e année, N. 3, 1967. pp. 383-387. Consulté sur Persée le 9 septembre 2010.

Sur le vase 16541 du Museo Gregoriano Etrusco Vaticano, voir la description par John Beazley sur le site Archives Beazley (avec images).

Lire aussi sur Insula :

Citer ce billet

Christophe Hugot, « Œdipe, le Sphinx et Martin P. Nilsson », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 17 septembre 2010. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2010/09/17/ex-libris-martin-p-nilsson/>. Consulté le 29 March 2024.